J’ai longtemps caressé le projet de donner place, dans ce blog, à une série de billets, plutôt qu’un seul, consacrés à une œuvre que je suivrais avec attention, avec affection dans ses méandres, ses progrès. Que cela se décline comme les chapitres d’un livre, mais n’évite pas un certain décousu où le temps de l’étude se mêlerait à celui de l’admiration, de la méditation ou d’une conversation avec l’auteur… Un geste de reconnaissance aux deux sens du terme, envers un enchanteur qui a tant fait pour embellir notre quotidien, nous en renvoyer une image tendre ou moqueuse en maniant ce miroir équivoque qui nous a d’une certaine façon construits, ou aidés à grandir. Je ne me retiens pas de clamer ici ma gratitude, et mon émerveillemenet, envers Woody Allen que des cabales féministes imbéciles empêchent aujourd’hui de tourner. Faut-il désormais parler de son oeuvre au passé, n’avons-nous plus rien à attendre de lui ? Mais savons-nous bien, aussi, mesurer ce que nous lui devons ?
J’essaierai donc de parler de dix films à mes yeux particulièrement saillants, même si chaque lecteur corrigera selon ses propres admirations ; dix films qui ont d’abord fait dans mon cercle d’amis l’objet de la même question, As-tu vu le dernier Woody ? Avant d’être âprement discutés, tellement nous sentions que cela nous concernait, nous touchait parfois à l’intime. Je regrette ces discussions improvisées, enflammées sur un bout de trottoir dès la sortie du cinéma (car nous nous rendions à Woody en bande), où un passant parfois s’ajoutait à notre petit groupe, s’étonnait qu’on donne à un film cette place, qu’on aille pour lui s’étriper !
Woody réveillait en nous, plus que d’autres cinéastes, une certaine urgence à prendre la parole ou à nous prendre mutuellement à témoins, pourquoi ? Et il permettait aussi, dans le couple, d’approfondir une qualité d’intimité (pas seulement le temps de la projection), qu’il faudra préciser. Sa filmographie dépassant les cinquante titres, j’en retiendrai dix, non sans regrets pour les exclus : Annie Hall (1977), Manhattan (1979), Zelig (1983), The purple rose of Cairo (1985),Crimes and misdemeanors (1989), Shadows and fog (1992), Manhattan Murder Mystery (1993), Everyone says ‘I love you’ (1996), Match point (2005), Magic in the moonlight (2014), Irrational man (2015). Peut-être, chemin faisant, serai-je amené à modifier cette liste (qui, je m’en aperçois, compte onze titres, impossible d’en extraire un de trop !), onze films donc, qui scintillent dans nos têtes où ils charrient tant d’émotions, de sourires et de réflexions… Nous baignons depuis près de cinquante ans dans ce monde-Woody, qui nous est devenu à ce point consubstantiel que je pourrais difficilement aimer, je crois, celui ou celle qui s’en détournerait, qui n’apprécierait pas cette façon de raconter, au cinéma, des histoires. Encore une fois, pourquoi ?
Commençons par la fin, j’ai revu hier soir Irrational man.
Emma Stone (Jill), Joaquin Phoenix (Abe)
Je ne peux me cacher quelques raisons primaires d’aimer ce film : j’ai été moi aussi, comme le Abe Lucas joué par Joaquin Phoenix, visiting professor dans quelques universités de la côté est et ouest, à Boston, UCLA ou Seattle, cet étranger qui pénètre sous les voûtes néo-gothiques du campus pour se présenter à la direction du département et s’y faire indiquer son bureau, sa résidence, et rappeler les usages qui règlent les bons rapports d’un professeur avec ses étudiants. C’est-à-dire étudiantes, mon public dans ces classes de littérature et philosophie mêlées demeurant largement féminin, comme on voit aussi dans le film. D’où l’inévitable démarrage de l’intrigue, quels commérages entre demoiselles précèdent l’entrée du nouveau venu sur le campus, comment une de ses collègues (Rita) ou de ses étudiantes (Jill, jouée par Emma Stone) vont-elles tour à tour de cet homme forcément mystérieux faire le siège, ou (sexuellement) l’essai ?
D’abord le prof résiste, Abe n’est pas venu courir les femmes, il a d’autres soucis, que sa pédagogie emphatique et lourdement dramatisante suggère : notre philosophe est sévèrement dépressif, il boit, il ne s’aime pas. Impuissant au lit, en panne devant la feuille de papier qu’il voudrait noircir pour achever ce livre sur « Heidegger et le nazisme », il mesure toute la vanité de son projet et le ridicule de son personnage, renfrogné, frappé d’embompoint, plein de mépris pour les grosses ficelles de ces questions de cours capables d’émouvoir ou de passionner la jeunesse mais auxquelles lui-même ne croit plus. Un premier niveau de l’intrigue confronte donc l’attirance, naïve, d’une Jill toute fraîche et palpitante pour ce penseur qui la distingue, et le vulgaire théâtre du prof de philo saisi par le nihilisme, ou l’évidence que les mots et les doctrines qu’il prodigue à sa classe ne peuvent rien contre le marasme d’un monde où lui-même s’enlise. Comment ne pas souscrire à ce décalage cocasse brossé par Woody entre une philosophie d’un côté fiévreusement guettée et accueillie par une jeunesse idéaliste, et de l’autre remâchée et vomie par le prof qui en mesure l’imposture, face aux malheurs de l’expérience ? Comment les mots d’un maître-supposé-supérieur émerveillent mais aussi basculent, pourrissent ou font dans les cervelles de la boue…
La question devient donc de savoir, passé ce début, comment notre prof va relever la tête. Sa thérapie, spectaculaire, emprunte le chemin inattendu d’un projet de meurtre : lui et Jill surprennent à la cafète la conversation d’une femme tyrannisée par un juge qui lui retire la garde de ses enfants, et cette affaire émeut Abe au point de le pousser à la seule décision possible, tuer le juge ! La reconstruction psychique du dépressif s’avère spectaculaire, le voici tout requinqué à l’idée, au-delà des mots, d’agir efficacement contre les méfaits d’un salaud avéré, sans doute infimes à l’échelle du monde mais intolérables ; supprimer ce malfaisant dépasse toutes les tirades puisées chez les moralistes, la solution est dans l’homicide, un acte qui vaut tous les alcools et redonne la grande santé !
Il pose certes quelques problèmes techniques, mais pas insurmontables, Abe agissant en toute impunité puisqu’il n’a pas de mobile, ni d’intérêt à ce meurtre gratuit (lequel, coup double, fait de lui un personnage cousin du Lafcadio de Gide, des surréalistes ou de Dostoïevski). Le professeur retrouve de l’appétit, des érections, il remet dans ses cours de la conviction, en bref quelques citations de philo combinées aux effets-viagra de la recherche du poison font de lui un autre homme, dont profitent Rita et Jill plus que jamais admiratives… La mort du juge habilement empoisonné met fin au deuxième épisode, et à cette amusante peinture d’une vie retrouvée par le détour jubilatoire du crime. Combien de fois avons-nous, en silence, rêvé d’en finir avec un méchant ? Abe le fait pour nous, il accomplit nos rêves d’enfants, tout en se haussant à ses propres yeux au rang de bienfaiteur de l’humanité.
La suite du script est pour lui de moins en moins agréable, et quelques complications surgissent. Une de ses étudiantes a surpris Abe dérobant le flacon de cyanure dans les locaux de chimie, un autre l’a vu quitter le campus tôt le matin du meurtre. Ses provocants propos philosophiques poussent ses deux maîtresses à se demander s’il ne serait pas ce mystérieux meurtrier sur la personnalité duquel tous gambergent. Le filet se resserre au point que Abe, nullement inquiet, avoue en plastronnant son crime à Jill, qui réagit par l’effarement. Adieu Nietzsche ou Dostoïevski, avec un robuste bon sens, ou une morale très sûre, c’est à la jeune femme s’administrer à son prof un cours de philo, élémentaire mais incontestable, on ne tue pas pour se faire plaisir… Cette situation à front renversé ne manque pas de sel ni de ressorts comiques, tellement la position de l’intellectuel qui se veut dominant s’y trouve malmenée, comment ramener Abe, au-delà de ses rodomontades, au b a ba d’une simple humanité ? Et comment Jill elle-même juge-t-elle à présent, après les avoir aimés au point de quitter son fiancé, les brillants paradoxes de son professeur ? La situation se complique encore, et tourne à un cauchemar du style Jean Valjean (tempête sous un crâne) à partir du moment où la police croit connaître le coupable en arrêtant un innocent : Jill menace et supplie, il faut qu’Abe se livre, et disculpe le malheureux qui encoure à sa place la prison à vie, que va-t-il se passer ?
Parvenu à ce point de l’intrigue, Woody devient succulent. Je veux dire qu’il nous ressert la péripétie, déjà exploitée avec ses plus beaux effets dans Crimes and misdemeanors (Crimes et délits) puis dans Match point, de l’homme poussé à supprimer la femme qu’il aime. La montée en puissance de ce deuxième crime, sa préparation valent à mes yeux tous les Hitchcock (auquel cette intrigue d’abord proche de L’Inconnu du nord-express nous a déjà fait songer). Entre sa réclusion à vie, et le sacrifice d’une délicieuse Jill par ailleurs excellente pianiste, notre philosophe n’hésite pas ! L’exécution est horrifique-hilarante, poinçonnée de cette touche d’ironie ou de paradoxale indulgence que Woody vaporise sur nos passions et nos turpitudes : une lutte au corps-à-corps s’engage pour précipiter l’autre dans la cage d’ascenseur, d’une surprenante résistance la jeune femme ne se laisse pas faire, le gros costaud met le pied et dérape sur le cylindre métallique de la lampe de poche qu’il avait, ironie du sort, gagnée à la loterie et offerte à Jill, son cadeau le perd et c’est lui qui roule à l’abîme, châtiment, rideau !
Scène haletante suivie d’un dernier plan d’une exquise douceur, Jill méditant au bord de cette côte du Rhode-island sur ce que nous apporte la philosophie, et jusqu’où suivre ceux qui nous l’enseignent. Avec délicatesse, mine de rien, Woody a coché à sa façon les cases du programme, la valeur de la vie, le bien/le mal, la raison/la folie, le narcissisme/la culpabilité, la dépression/le retour à la vie, comment exalter celle-ci, comment aimer et être aimé en retour, comment et quelle philosophie transmettre ? Irrational man, ce pourrait être le titre de plusieurs de ses autres films, qui ironisent pareillement sur la mécanique de nos passions, sur nos illusions naïves, sur nos élans idéalistes masquant notre peu de raison…
Mais au fait, quelle serait votre propre sélection des meilleurs films de W.A. ?
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