Dans le film Zelig (1983), le personnage-caméléon joué par Woody Allen souffre d’empathies excessives. S’identifiant corps et âme à ses partenaires, il se conduit en toute circonstance comme un héros du melting pot, ou d’une immersion réussie dans la culture américaine : peau-rouge chez les Indiens, chinois à China town, il ne laisse passer aucune chance d’intégration ; comme il le murmure (sous hypnose) à sa psychanalyste Eudora Nesbitt Fletcher (jouée par Mia Farrow), « C’est plus sûr… ».
Mais ces plongées identificatoires laissent à chaque fois Zelig amnésique de son personnage, ce dont profitent rapidement quelques aventurier(e)s sans scrupules : on l’accuse de mariages multiples, de banqueroutes frauduleuses ou d’escroqueries, et lui-même (qui, lui ?) n’a rien à opposer à ses accusateurs, faute de se souvenir… Le malheureux Zelig devient bientôt le bouc-émissaire de toutes les affaires criminelles inexpliquées des Etats-Unis : en poursuivant le crime, la persécution tombe sur le mime, amnésique et influençable, qui n’en peut mais ! Heureusement Zelig finira sauvé par l’amour, et par une notoriété paradoxale qui résoudra tous ces maudits transferts.
Situé pour l’essentiel dans la décennie des années trente reconstituées sur un mode documentaire et à coups de vieilles bandes d’actualité remontées et manipulées, ce film profond et toujours drôle entrelace plusieurs fils, ou filons dramatiques ; sur le plan psychologique, il pose une loupe grossissante sur le mimétisme, ou plus banalement sur le phénomène quotidien du transfert et de nos identifications aux autres ; sur l’analyse des médias de masse, il dénude leur fonctionnement suiviste, conformiste ou, là aussi, mimétique, tout en nous proposant au passage plusieurs observations, par le moyen du film, sur ce que nous font justement les films (réussissant du même coup quelques saisissantes mises en abyme) ; politiquement enfin, on glanera dans Zelig de savoureuses réflexions sur les modalités du faire-obéir, du faire-semblant ou du faire-croire, sur tout ce que résume chez Freud la problématique de la Massenpsychologie, de la psychologie des masses et du fragile moi menacé, tenté, fasciné par les masses (hilarants montages de bandes d’actualité où un Hitler glapissant se retourne contre un petit Zelig camouflé dans le cortège des SS, réfugié pour sauver sa peau jusque dans la gueule du loup).
Et ce film-carrefour est lui-même d’un mimétisme virtuose : l’image en noir et blanc sautille, les musiques sur rouleaux ou vieux disques de cire paraissent elles-mêmes éraillées, les voix des différents speakers claironnent les informations… D’une façon générale, la voix de Zelig, qui n’a pas droit au chapitre, se trouve supplantée par le torrent des voix médiatiques, ou celles des scientifiques qui se penchent sur son cas. Parmi ces éminents spécialistes, Allen (qui avait déjà convoqué MacLuhan interprétant son propre rôle dans Annie Hall) invite ici pour notre amusement Susan Sontag, Saul Bellow ou Bruno Bettelheim à disserter gravement du phénomène Zelig.
Et il y a de quoi ! Zelig est un cas d’école qui devrait passionner chacun, dans la mesure où l’on ne connaît pas le mimétisme, à proportion même qu’on y est sans cesse plongé, qu’on est agi par lui. Il n’est pas besoin d’évoquer les grandes marées de la passion ou de la transe, qui dénudent ce phénomène ; dans l’émotion la plus quotidienne, le fragile moi s’effondre ou se dérobe, Je redevient un autre, possédé, englouti, mesmérisé. L’affect (songeons au rire, ou à la peur) fait masse en nous et hors de nous, il entraîne aux contagions collectives, aux grandes identifications de la Massenpsychologie, dont les impératifs sur chacun de la modeet de la publicité constituent un degré allégé. Or cette psychologie des masses, et du magma primaire, a précédé de loin nos relations d’objet, les détachements symboliques et les jeux de la représentation ; le Ça est venu d’abord, la foule et l’ombre portée du double ont devancé l’individu ; diverses identifications ont présidé à sa formation toujours fragile, et menacée d’effondrement. Comment jamais dissoudre (analyser) ce mimétisme fondateur par des réminiscences discursives telles que le divan les propose ? Nous vivons bordés et contenus par la masse : dans le sommeil (un tiers de notre vie), dans les états modifiés de conscience (attention flottante, rêverie, transe légère de la lecture, de la musique ou d’un écran qui nous « scotche »), dans le transfert, ou diverses passions… Aimer, désirer, rêver ou s’émouvoir, c’est à des degrés divers se fondre, s’aliéner ou refusionner.
Devant l’ampleur de ce sujet, et pour trouver moyen de pédagogiquement l’aborder, je me souviens avoir projeté en cours d’amphi, voici trente ans, Zelig à mes étudiants d’info-com. Je m’appuyais alors sur René Girard pour leur faire saisir comment ce film liait avec rigueur le mimétisme et la « logique » du bouc émissaire. « Qu’on lynche ce sale petit youpin ! », s’écrie dans le film une respectable dame préposée aux bonne oeuvres, que l’inconduite du mime scandalise.
Sur les difficultés que ce mimétisme pose de l’intérieur à la théorie et à la pratique psychanalytiques (bien exposées par François Roustang dans Un destin si funeste, puis Influences), je leur faisais remarquer la péripétie cruciale (ou le défi) affrontés par la fragile psychanalyste jouée par Mia Farrow ; son patient se montre en effet intraitable et ne sort pas de son symptôme, devant la psy il s’identifie aussitôt à elle, et c’est à lui de poser les questions ! Comment Eudora Fletcher va-t-elle débouter ce patient incommode d’un rôle usurpé ? En l’accueillant, à la séance suivante, par une pénible « confession », elle n’est pas la femme qu’il croit ni ce qu’elle prétend être, elle usurpe son personnage… Géniale prise de judo mentale car le mime peut tout imiter, sauf – un mime, un imposteur, et nous voyons Zelig devant ces paroles s’enfoncer dans son siège et perdre toute contenance. D’une façon générale, disais-je aux étudiants, le mimétisme demeure le fond impensé ou maudit (mal dit) de nos échanges, chacun se croit original et ne veut pas, ne peut passavoir jusqu’à quel point il imite. « Je suis » conjugue ainsi assez souvent, et à nos dépends, la première personne du verbe suivre.
Eudora Fletcher et Zelig
On voit que ce film est à verser au débat ou au contentieux, très fouillé, que Woody entretient avec la psychanalyse, autour de laquelle il multiplie les situations cocasses et les traits moqueurs, comme ici cette déclaration de Zelig, quand il s’identifie au psy : « Je travaille sur un cas intéressant : deux paires de frères siamois qui ont chacun une double personnalité, je suis payé par huit personnes ! ». Sous la raillerie superficielle, sachons entendre à ce sujet comme sur beaucoup d’autres ce que Woody a à nous dire de profond.
Dans ce film disais-je plus haut, Zelig prend rarement la parole ; généralement présenté à travers celle des autres (médecins, médias, témoins ou accusateurs divers), il se trouve, disent les linguistes, en permanence « délocuté ». Zelig propose ainsi une inépuisable ressource de réflexions sur la fragilité du sujet, sur l’intraçable frontière qui sépare le moi de la masse, autant qu’une métaphore sur le jeu de l’acteur (jusqu’à quel point un homme peut-il en jouer un autre ?), mais aussi et surtout sur le conformisme et sa vitale nécessité, qu’on peut aussi baptiser identification, assimilation ou intégration, une compétition où le cameleon man joué ici par le petit juif de Brooklyn est passé champion absolu !
Je renvoie le lecteur amateur de Woody au riche blog tenu par « Strum » qui propose, en parallèle au mien et sans que nous nous soyons concertés, des analyses de ses films : sur Zelig, lisez particulièrement https://newstrum.wordpress.com/2020/10/17/zelig-de-
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